[Traduit de l'anglais]

L'innovation est secondaire quand la liberté est en jeu

Le 24 septembre 2007, Richard Stallman recevait un doctorat honoris causa en informatique de l'Université de Pavie, en Italie. En réponse aux autres orateurs de ce même événement, Stallman commença par critiquer la surévaluation de l'innovation.

Voici le discours qu'il prononça lors de la cérémonie, transcrit par Alessandro Rubini.


L'innovation peut créer des richesses et, de temps à autre, ces richesses peuvent conduire à une prospérité économique générale, surtout si l'économie néolibérale ne vient pas entraver le résultat.

Mais l'innovation touche des choses bien plus importantes que les richesses ou même la prospérité économique. La démocratie a été une innovation, le fascisme a été une innovation. Aujourd'hui, en Italie, on voit une innovation consistant à incriminer des pêcheurs pour avoir sauvé des personnes de la noyade en mer [1]. Les innovations peuvent avoir une incidence directe sur notre liberté, qui est plus importante que tout autre chose. L'innovation peut toucher la solidarité sociale, en bien ou en mal.

Alors, quand nous considérons le progrès technique dans les ordinateurs ou les logiciels, la question la plus importante à se poser est la suivante : comment cela affecte-t-il notre liberté ? Comment cela affecte-t-il notre solidarité sociale ? Techniquement parlant, c'est un progrès, mais est-ce vraiment un progrès en termes sociétaux et éthiques, ou bien le contraire ?

Pendant ma carrière de programmeur, alors que l'ordinateur évoluait d'une chose utilisée par quelques spécialistes et enthousiastes à une chose utilisée par presque tout le monde, les progrès techniques ont été énormes et se sont accompagnés d'une régression sociale et éthique épouvantable. En fait, presque tous ceux qui utilisent des ordinateurs ont commencé à les utiliser dans le cadre d'un type de société qui ne peut être décrit que comme une dictature.

Ce que fait un programme est sous le contrôle de son développeur. Si vous utilisez ce programme, le développeur contrôle ce que vous pouvez faire et ce que vous ne pouvez pas faire. Et il contrôle ce qu'il vous fait. Ainsi, le logiciel que vous pensez être le vôtre n'est pas là pour vous servir. Il est là pour vous contrôler. Des sociétés comme Microsoft et Apple ont conçu leurs logiciels spécifiquement pour vous restreindre.

Windows Vista est avant tout une avancée dans la manière de restreindre l'utilisateur, c'est pourquoi nous avons la campagne badvista.org. Et quand tout cela sera terminé, à l'extérieur du bâtiment, je vous offrirai des autocollants de cette campagne si vous souhaitez nous aider à faire comprendre aux gens pourquoi ils ne doivent pas rétrograder en passant à Vista.

Apple conçoit des logiciels spécifiquement pour restreindre les utilisateurs. C'est ce qu'on appelle la « gestion numérique des restrictions », ou DRM. Nous soutenons les protestations contre Apple tout comme nous soutenons les protestations contre Microsoft. Allez voir le site defectivebydesign.org pour vous informer et pour savoir comment participer.

Google conçoit des logiciels spécifiquement pour restreindre l'utilisateur. C'est la nature du client Google Earth : il est conçu de la sorte spécifiquement pour restreindre les personnes qui l'utilisent. Évidemment, ce n'est pas un logiciel libre, car les logiciels libres se développent sous le contrôle démocratique de leurs utilisateurs. Avec les quatre libertés – la liberté d'exécuter le programme comme vous le souhaitez, d'étudier le code source et de le modifier pour que le programme fasse ce que vous souhaitez, la liberté de distribuer des copies exactes à d'autres (ce qui est la liberté d'aider son voisin) et la liberté de distribuer des copies de votre version modifiée (ce qui est la liberté de contribuer à votre communauté) – avec ces quatre libertés, les utilisateurs, individuellement et collectivement, sont aux commandes.

Et donc le logiciel libre ne peut pas être conçu pour restreindre les utilisateurs. Restreindre l'utilisateur n'est possible que lorsqu'il y a un dictateur, lorsque quelqu'un s'arroge le pouvoir de contrôler ce que le programme fera et ce qu'il ne fera pas. Lorsque les utilisateurs ont le contrôle, lorsqu'ils peuvent contrôler leur propre informatique, alors personne ne possède le genre de pouvoir qui lui permettrait d'imposer des fonctionnalités malveillantes pour restreindre les utilisateurs, les espionner ou les attaquer. Si vous utilisez MacOS ou Windows Vista, vous êtes complètement à la merci du développeur du système. Ces développeurs ont le pouvoir de modifier de force votre logiciel comme ils le souhaitent, dès que la machine est connectée au réseau. L'utilisateur n'a même plus la possibilité de dire oui ou non. Le système est une grande porte dérobée.

Mais avec le logiciel libre, c'est vous qui décidez ce que fera l'ordinateur. Ainsi, il vous servira au lieu de vous assujettir. Donc, la question du logiciel libre n'est pas une question technique, c'est une question éthique, sociétale et politique. C'est une question de droits humains que les utilisateurs de logiciels devraient avoir.

Les développeurs de logiciels privateurs disent : « Pas de droits, c'est nous qui avons le contrôle, il faut que nous ayons le contrôle, nous exigeons un pouvoir total sur ce que fait votre ordinateur ; nous implémenterons certaines fonctionnalités et vous laisserons les utiliser, mais en même temps nous pourrons vous espionner pendant que vous les utilisez et nous pourrons vous les retirer à tout moment. » Au contraire, les développeurs de logiciels libres respectent votre liberté. C'est l'obligation éthique de tout développeur de logiciel : respecter la liberté des utilisateurs de ce logiciel. Faire des logiciels privateurs assujettissant les utilisateurs est parfois rentable, mais cela n'est jamais éthique et il ne faut pas que cela se produise.

Mais ce sera à vous de faire de ceci une réalité. Moi, tout seul, je peux dire ces choses, mais tout seul, je ne peux les faire devenir réalité. Nous devons travailler tous ensemble pour établir la liberté et la démocratie pour les utilisateurs de logiciels. Cette liberté et cette démocratie sont désormais essentielles pour jouir de la liberté et de la démocratie dans d'autres aspects de la vie. Actuellement, certains des plus gros fournisseurs d'accès à Internet aux États-Unis effectuent une censure politique des courriels. Une grande organisation appelée Truthout (faire sortir la vérité), dont vous avez peut-être vu le site web, truthout.org, est bloquée par Yahoo, Hotmail et WebTV dans l'envoi de courriel à ses abonnés. Et ceci depuis plus d'une semaine, malgré les plaintes de nombreux clients de ces sociétés. Apparemment, elles pensent avoir dépassé le stade où elles doivent se soucier de ce que l'on dit d'elles.

Toutes les formes de liberté qui nous sont chères sont transformées lorsque nous menons les activités concernées par des moyens informatiques. Nous devons refonder ces libertés de manière à pouvoir compter sur elles quand nous utilisons les technologies numériques. Une partie essentielle de cette refondation consiste à exiger que les logiciels que nous utilisons soient sous notre contrôle.

Tout le monde ne veut pas être programmeur, tout le monde n'apprendra pas personnellement à étudier le code source et à le modifier. Mais dans un monde où votre logiciel est libre, vous pouvez, si vous le jugez nécessaire, engager quelqu'un d'autre pour le modifier à votre place. Vous pouvez persuader votre cousin programmeur de le modifier pour vous si vous dites que c'est vraiment important. Vous pouvez vous associer à d'autres utilisateurs et mettre en commun vos fonds pour engager un programmeur. Et le simple fait qu'il existe des millions de programmeurs capables d'étudier et de modifier le logiciel signifie que, si le logiciel est malveillant, il est presque certain que quelqu'un d'autre, ayant les compétences requises, le découvrira et le corrigera. Vous obtiendrez ainsi la version corrigée sans effort particulier de votre part. Nous bénéficions donc tous, programmeurs et non-programmeurs, des libertés que le logiciel libre nous accorde : la liberté de coopérer et la liberté de contrôler personnellement nos propres vies. Elles vont de pair parce qu'elles sont toutes deux à l'opposé de l'assujettissement au pouvoir d'un développeur de logiciel dictatorial qui prend unilatéralement des décisions que personne d'autre ne peut changer.

Le logiciel libre a un lien particulier avec les universités, et en fait avec toutes les écoles de tous niveaux, car il favorise l'éducation, tandis que le logiciel privateur interdit l'éducation. Il n'y a aucune compatibilité entre l'éducation et le logiciel privateur, pas au niveau éthique.

Le code source et les méthodes du logiciel libre font partie de la connaissance humaine. La mission de chaque école est de diffuser la connaissance humaine. Les logiciels privateurs ne font pas partie du savoir humain. Il s'agit d'un savoir secret et restreint que les écoles ne sont pas autorisées à diffuser. Les écoles qui reconnaissent cela excluent les logiciels privateurs de leur site. Et c'est ce que doit faire chaque école. Non seulement pour faire des économies, ce qui est un avantage évident qui séduira immédiatement de nombreux administrateurs, mais aussi pour des raisons éthiques. Par exemple, pourquoi de nombreux développeurs de logiciels privateurs proposent-ils des remises, voire des copies gratuites de leurs logiciels non libres aux écoles et aux étudiants ?

On m'a dit que Microsoft a offert une remise aux employés de cette université pour qu'ils acceptent les nouvelles chaînes dorées de Windows Vista. Pourquoi font-ils une telle chose ? Est-ce parce qu'ils souhaitent contribuer à l'éducation ? De toute évidence, non. Au contraire, Microsoft et entreprises similaires souhaitent transformer l'université en un instrument permettant d'imposer à l'ensemble de la société la dépendance à des logiciels qui asservissent l'utilisateur. Elles se sont dit que si elles introduisent leurs logiciels dans les écoles, les étudiants apprendront à les utiliser et en deviendront dépendants. Ils développeront une dépendance. Et donc, une fois qu'ils auront obtenu leur diplôme, vous pouvez être sûr que Microsoft et ces autres entreprises ne leur offriront plus de copies à prix réduit. Et en particulier, les entreprises pour lesquelles ces anciens étudiants vont travailler ne se verront pas offrir de copies à prix réduit. Ainsi, les développeurs de logiciel font pression sur les écoles, puis sur la société pour la figer et la pousser au fond d'une impasse. Ce n'est pas cela que doivent faire les écoles. C'est le contraire de la mission de l'école, qui est de construire une société forte, capable, indépendante et libre. Les écoles doivent apprendre à leurs élèves à devenir des citoyens d'une société forte, capable, indépendante et libre. Et cela implique de leur apprendre à utiliser des logiciels libres, pas des logiciels privateurs. Donc aucune classe de cette université ne doit enseigner de logiciel privateur.

Pour ceux qui deviendront de grands programmeurs, il y a une autre raison pour laquelle les écoles doivent enseigner et utiliser des logiciels libres. Parce que lorsqu'ils atteignent l'âge de 13 ans environ, ils sont fascinés par les logiciels et veulent tout savoir sur le fonctionnement de leur ordinateur et de leur système. Ils demandent alors au professeur : « Comment ça marche ? » Et si c'est un logiciel privateur, le professeur doit répondre : « Je suis désolé, c'est un secret, vous ne pouvez pas le découvrir. » Mais s'il s'agit d'un logiciel libre, le professeur peut expliquer les notions de base et dire ensuite : « Voici le code source, lisez-le et vous comprendrez tout. » Ces programmeurs liront tout le code source parce qu'ils sont fascinés et de cette façon ils apprendront quelque chose de très important : comment bien écrire un logiciel. Il n'est pas nécessaire de leur apprendre à programmer, car pour eux la programmation est évidente, mais écrire du bon code est une autre histoire. On doit apprendre cela en lisant beaucoup de code et en écrivant beaucoup de code. Seul le logiciel libre offre cette possibilité.

Mais il y a une raison particulière, l'éducation à la citoyenneté. Voyez-vous, l'école doit enseigner non seulement des faits, non seulement des compétences, mais surtout l'esprit de bonne volonté, l'habitude d'aider son prochain. Ainsi, chaque classe, à tous les niveaux, doit avoir cette règle : « Étudiants ou élèves, si vous apportez un logiciel en classe, vous ne pouvez pas le garder pour vous, vous devez en partager des copies avec le reste de la classe. »

Cependant, l'école doit mettre en pratique sa propre règle ; elle doit donner le bon exemple. Chaque école ne doit donc fournir que des logiciels libres à la classe et, avec ses logiciels, montrer l'exemple de la diffusion des connaissances humaines tout en construisant une société forte, capable, indépendante et libre. Et encourager l'esprit de bonne volonté, l'esprit d'entraide. Chaque école doit migrer vers le logiciel libre, et je vous appelle, vous qui êtes enseignants, membres du personnel ou étudiants de cette université, à travailler ensemble pour faire migrer cette université vers le logiciel libre, avec pour but une migration complète, d'ici quelques années. Cela peut être fait en quelques années ; cela nécessite de faire un pas substantiel chaque année. D'autres universités le font ou l'ont fait, vous pouvez le faire aussi. Il suffit de rejeter l'inertie sociale comme raison valable de s'engager de plus en plus loin dans l'impasse.

Pour ceux d'entre vous qui sont intéressés, après avoir quitté cette salle et cette cérémonie, j'aurai à l'extérieur diverses choses de la Free Software Foundation qui pourraient vous intéresser. Et vous pouvez soutenir la Free Software Foundation en allant sur fsf.org et en devenant membre associé. Pour plus d'informations sur le mouvement du logiciel libre et le système d'exploitation GNU, et pour savoir où trouver les distributions entièrement libres du système d'exploitation GNU/Linux, veuillez consulter le site gnu.org.

Merci.

Note

[1]  Peu de temps avant cette cérémonie, des pêcheurs tunisiens qui avaient sauvé des migrants naufragés en mer ont été arrêtés en Italie pour avoir facilité l'immigration illégale.