[Traduit de l'anglais]

Arrive-t-il parfois qu'utiliser un programme non libre soit une bonne chose ?

La question posée ici est de savoir si l'utilisation d'un programme non libre peut quelquefois être une bonne chose. Notre conclusion est que c'est la plupart du temps une mauvaise chose, nocive pour vous et dans certains cas pour les autres.

Si vous utilisez un programme non libre sur votre ordinateur, il vous prive de votre liberté ; c'est vous qui en êtes la première victime [1].

Cela ne veut pas dire que vous « faites le mal » ou que vous « péchez » si vous utilisez un programme non libre. Quand vous êtes la principale cible du mal que vous faites, nous espérons seulement que vous allez arrêter, pour votre bien.

Vous pouvez parfois être confronté à une pression énorme pour utiliser un programme non libre ; nous ne disons pas que vous devez défier cette pression à tout prix (bien que ce soit un bon exemple pour les autres si quelqu'un le fait), mais nous vous exhortons à chercher des occasions de refuser, même de façon tès limitée.

Recommander à d'autres d'exécuter ce programme non libre, ou les y inciter, revient à leur faire abandonner leur liberté. Pour agir de manière responsable il ne faut donc pas entraîner ni inciter autrui à exécuter des logiciels non libres. Quand le programme utilise un protocole secret pour communiquer, comme c'est le cas pour Skype, le fait de l'utiliser entraîne les autres à le faire aussi, il est donc particulièrement important d'éviter tout usage de ce genre de programme.

Mais il existe un cas particulier où l'utilisation d'un logiciel non libre, voire le fait d'exhorter les autres à faire de même, peut être une chose positive. Il s'agit du cas où l'utilisation du logiciel non libre vise directement à mettre fin à l'utilisation de ce même logiciel [2].

Autrefois

En 1983, j'ai décidé de développer le système d'exploitation GNU, en tant que remplacement libre d'Unix. La manière pragmatique de le faire était d'écrire et de tester les composants un à un sur Unix. Mais était-ce légitime d'utiliser Unix pour cela ? Était-ce légitime de demander à d'autres d'utiliser Unix pour cela, étant donné qu'Unix était un logiciel privateur a ? (Bien entendu, s'il n'avait pas été privateur, il n'y aurait pas eu besoin de le remplacer.)

Je suis arrivé à la conclusion qu'utiliser Unix pour mettre fin à l'utilisation d'Unix était une suggestion que je pouvais légitimement faire à d'autres développeurs. J'y ai vu une sorte de participation minimale à une entreprise malfaisante, gang criminel ou campagne politique malhonnête par exemple, dans le but de l'exposer au grand jour et d'y mettre fin. Bien que participer à une telle activité soit mal en soi, y mettre fin excuse une participation périphérique mineure, comparable à la simple utilisation d'Unix. Cet argument ne justifierait pas d'être chef de bande, mais j'envisageais seulement d'utiliser Unix, pas de travailler pour son équipe de développement.

Le remplacement d'Unix a été achevé quand le dernier élément essentiel a été remplacé par Linux, le noyau créé par Linus Torvalds en 1991. Nous continuons à ajouter des composants au système GNU/Linux, mais cela ne requiert pas l'utilisation d'Unix, donc cela ne la justifie pas – plus maintenant. Par conséquent, quand vous utilisez un programme non libre pour ce genre de raison, vous devriez vous demander de temps en temps si le besoin existe toujours.

De nos jours

Cela dit, il reste d'autres programmes privateurs qui ont besoin d'être remplacés, et des questions analogues se posent souvent. Faut-il que vous fassiez tourner le pilote privateur d'un périphérique pour vous aider à développer un pilote de remplacement ? (Plus précisément, est-il éthique de notre part de vous inciter à le faire ?) Oui, sans hésiter. Est-il acceptable d'exécuter le JavaScript non libre d'un site web afin de faire une réclamation demandant aux webmestres de libérer ce même code JavaScript, ou de faire fonctionner le site sans lui ? Bien sûr – mais pour le reste vous devriez faire en sorte que LibreJS le bloque pour vous.

Toutefois cette justification ne s'étendra pas à d'autres situations. Les personnes qui développent des logiciels non libres, même des logiciels avec des fonctionnalités malveillantes, donnent souvent comme excuse le fait qu'elles financent d'une manière ou d'une autre le développement de logiciel libre. Cependant, une entreprise qui est fondamentalement dans l'erreur ne peut pas se dédouaner en dépensant une partie de ses bénéfices pour une noble cause. Par exemple, une partie des activités de la Fondation Gates est louable (pas toutes), mais cela n'excuse pas la carrière de Bill Gates, ni Microsoft. Si une entreprise travaille directement contre la noble cause grâce à laquelle elle essaye de se légitimer, elle se contredit et cela mine ladite cause.

Il vaut même mieux en principe éviter d'utiliser un programme non libre pour développer du logiciel libre ou de suggérer aux autres de le faire. Par exemple, on ne devrait pas demander aux gens d'exécuter Windows ou MacOS dans le but de porter des applications libres sur ces plateformes. En tant que développeur d'Emacs et GCC, j'ai accepté des modifications qui leur permettent de fonctionner sur des systèmes non libres tels que VMS, Windows ou MacOS. Je n'avais aucune raison de rejeter ce code, même si un certain nombre de gens s'étaient servis de systèmes privateurs pour l'écrire. Ce n'est pas moi qui leur avais demandé, ni même suggéré d'utiliser ces systèmes injustes ; ils les utilisaient avant de commencer à travailler pour GNU. Ils ont également réalisé l'empaquetage des nouvelles versions pour ces systèmes.

L'exception « développer son propre remplaçant » est valable dans certaines limites et essentielle à la progression du logiciel libre, mais nous devons éviter que cette pratique ne se banalise, de peur qu'elle ne se transforme en une excuse universelle justifiant n'importe quelle activité lucrative impliquant des logiciels non libres.

Notes

  1. L'utilisation de logiciel non libre peut avoir des effets indirects malheureux, comme de récompenser le coupable ou d'encourager les autres à utiliser ce programme. C'est une raison supplémentaire de l'éviter.

    La plupart des logiciels privateurs sont accompagnés d'un « contrat utilisateur final » que très peu de gens lisent. Bien caché à l'intérieur, il y a dans la plupart des cas un engagement à se comporter en voisin non coopératif, en mauvais voisin. Le contrat déclare en effet que vous promettez de ne pas distribuer de copies aux autres, ni même d'en prêter une à quelqu'un.

    Tenir un tel engagement est pire que de le rompre. Quelles que soient les arguties juridiques mises en avant par les développeurs, ils auront du mal à prétendre que leur stratagème donne aux utilisateurs l'obligation morale d'être non coopératifs.

    Nous pensons toutefois que la voie la plus acceptable moralement est de rejeter soigneusement ce type de contrat.

  2. De temps à autre, il est nécessaire d'utiliser, voire de mettre à niveau un système privateur installé sur une machine pour pouvoir le remplacer par un système libre. Ce n'est pas exactement le même problème, mais on peut lui appliquer les mêmes arguments : il est légitime de recommander l'utilisation d'un logiciel privateur momentanément afin de le supprimer.


Note de traduction
  1. Autre traduction de proprietary : propriétaire.